Je lis l'excipit - Texte

Ô muses1 ! qu’on invoque toujours au commencement de son ouvrage, je ne vous implore qu’à la fin. C’est en vain qu’on me reproche de dire grâces sans avoir dit benedicite2. Muses ! vous n’en serez pas moins mes protectrices. Empêchez que des continuateurs téméraires ne gâtent par leurs fables les vérités que j’ai enseignées aux mortels dans ce fidèle récit, ainsi qu’ils ont osé falsifier Candide, l’Ingénu, [...] Qu’ils ne fassent pas ce tort à mon typographe, chargé d’une nombreuse famille, et qui possède à peine de quoi avoir des caractères, du papier et de l’encre. [...]

Mettez un bâillon au pédant3 Larcher4, qui, sans savoir un mot de l’ancien babylonien, sans avoir voyagé comme moi sur les bords de l’Euphrate et du Tigre, a eu l’imprudence de soutenir que la belle Formosante, fille du plus grand roi du monde, et la princesse Aldée, et toutes les femmes de cette respectable cour, allaient coucher avec tous les palefreniers5 de l’Asie pour de l’argent, dans le grand temple de Babylone, par principe de religion. Ce libertin6 de collège, votre ennemi et celui de la pudeur, accuse les belles Égyptiennes de Mendès7 de n’avoir aimé que des boucs, se proposant en secret, par cet exemple, de faire un tour en Égypte pour avoir enfin de bonnes aventures.

Comme il ne connaît pas plus le moderne que l’antique, il insinue, dans l’espérance de s’introduire auprès de quelque vieille, que notre incomparable Ninon8, à l’âge de quatre-vingts ans, coucha avec l’abbé Gédoin, de l’Académie française et de celle des inscriptions et belles-lettres. Il n’a jamais entendu parler de l’abbé de Châteauneuf, qu’il prend pour l’abbé Gédoin. Il ne connaît pas plus Ninon que les filles de Babylone.

[...]

Et vous, maître Aliboron9, dit Fréron10, ci-devant soi-disant jésuite, vous dont le Parnasse11 est tantôt à Bicêtre et tantôt au cabaret du coin ; vous à qui l’on a rendu tant de justice sur tous les théâtres de l’Europe dans l’honnête comédie de l’Écossaise12 ; vous, digne fils du prêtre Desfontaines13, qui naquîtes de ses amours avec un de ces beaux enfants qui portent un fer et un bandeau comme le fils de Vénus, et qui s’élancent comme lui dans les airs, quoiqu’ils n’aillent jamais qu’au haut des cheminées ; mon cher Aliboron, pour qui j’ai toujours eu tant de tendresse, et qui m’avez fait rire un mois de suite du temps de cette Écossaise, je vous recommande ma princesse de Babylone ; dites-en bien du mal afin qu’on la lise.

Je ne vous oublierai point ici, gazetier ecclésiastique, illustre orateur des convulsionnaires, père de l’Église fondée par l’abbé Bécherand14 et par Abraham Chaumeix15 ; ne manquez pas de dire dans vos feuilles, aussi pieuses qu’éloquentes et sensées, que la princesse de Babylone est hérétique, déiste16 et athée. Tâchez surtout d’engager le sieur Riballier17 à faire condamner la princesse de Babylone par la Sorbonne ; vous ferez grand plaisir à mon libraire, à qui j’ai donné cette petite histoire pour ses étrennes.

1. Muses : déesses qui président aux arts de l'esprit. 2. Grâces, benedicite : les premières sont dites par les Chrétiens à la fin du repas, le second au début. 3. Pédant : Faussement savant. 4. Larcher : helléniste, en réalité savant, il avait relevé des erreurs commises par Voltaire dans son Supplément à la philosophie de l'Histoire (1767). 5. Palefreniers : garçons d'écurie. 6. Libertin : partisan de la plus grande liberté sexuelle. 7. Mendès : ville du delta du Nil. Hérodote associe à cette ville une prostitution rituelle. 8. Ninon : allusion à Ninon de Lenclos, célèbre pour sa beauté, son esprit et sa liberté de mœurs jusqu'à son vieil âge. Larcher mentionne un rendez-vous galant qu'elle aurait donné à 80 ans à l'abbé Gédoin alors qu'elle n'avait que 60 ans lorsqu'elle fit des avances à l'abbé Châteauneuf. 9. Aliboron : nom de l'âne chez La Fontaine. 10. Fréron : journaliste et critique célèbre du XVIIe siècle, ennemi des philosophes. C'est l'une des cibles privilégiées de Voltaire. 11. Parnasse : mont situé en Grèce, résidence des Muses. 12. L'Écossaise : comédie de Voltaire dans laquelle Fréron est incarné par un odieux personnage du nom de Frelon. 13. Desfontaines : prêtre qui a été emprisonné pour avoir abusé d'un petit ramoneur. 14. Bécherand : c'est un janséniste boiteux qui prétendait qu'il pouvait allonger sa jambe infirme en dansant chaque jour sur la tombe du diacre Pâris, censé accomplir des miracles. 15. Abraham Chaumeix : autre janséniste, ennemi des philosophes. 16. Déiste : qui admet l'existence de Dieu sans reconnaître de religion révélée ni de dogme religieux. 17. Riballier : a censuré de nombreux ouvrages philosophiques.

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